Vila Viçosa, annexe du Musée national des carrosses de Lisbonne

Jean-Louis Libourel
Article publié dans La Lettre de l’AFA, n° 83, juin 2009
Si le Musée national des carrosses de Lisbonne jouit d’une renommée mondiale et vient en tête des musées portugais pour le nombre de visiteurs, en revanche, son annexe créée en 1984 à Vila Viçosa dans les anciennes écuries et remises du palais ducal de Bragance, reste peu connue, bien qu’elle constitue le plus grand ensemble hippomobile du Portugal.
Elle réunit en effet quelques carrosses et berlines d’apparat des XVIIe et XVIIIe siècles, déposés par le Musée National des Carrosses ; quatorze splendides voitures de gala et deux luxueux chars-à-bancs anglais du XIXe siècle provenant du Palais royal d’Ajuda ; vingt-six voitures de deux collections privées acquises en 1980 et 1983, la collection du vicomte da Corte et celle du comte de Sao Martinho ; quelques pièces données par différentes familles de la noblesse portugaise ; une berline de gala et un grand coupé anglais du XVIIIe siècle, appartenant à la ville d’Evora ; une berline d’apparat des années 1770 et une rare chaise à deux roues à caisse de coupé de la fin du XVIIIe siècle, dépôts du Musée Machado de Castro à Coïmbra ; des voitures bourgeoises, plus modestes.
Ainsi, avec quatre-vingt voitures, de gala, de ville, de voyage, de chasse, de promenade, de service, le palais Bragance offre un riche panorama de la typologie hippomobile depuis la fin du XVIIe siècle jusqu’au début du XXe.

Voitures françaises
Les plus anciennes voitures de cette collection, donc les plus précieuses, sont françaises.
En 1727, le roi Joao V de Portugal commande vingt-quatre berlines d’apparat aux carrossiers parisiens Boucault, La Fontaine, Moulon et Moutel. Destinées à la célébration d’un double mariage princier prévu pour le mois de janvier 1729 à Caia, scellant une alliance entre l’Espagne et le Portugal et connu sous le nom “ d’échange des princesses ”, elles sont construites au cours de l’année 1728. Embarquées au Havre, elles vont par bateau jusqu’au port de Lisbonne.
De ces vingt-quatre berlines, une dizaine subsiste ; six déposées à Vila Viçosa, y forment l’ensemble le plus magnifique de la collection. Avec trois autres, à Eu (Musée Louis Philippe), Vienne (Palais d’été des princes de Liechtenstein) et Munich (château de Nymphenburg), ce sont les seules berlines françaises du deuxième quart du XVIIIe siècle conservées. Elles démontrent la virtuosité des artisans parisiens, selliers, charrons, sculpteurs, peintres, doreurs, travaillant dans les métiers de la carrosserie sous le règne de Louis XV, et expriment le plein épanouissement du goût rocaille à son apogée. On ne sait qu’admirer le plus dans ces voitures : la richesse décorative, le foisonnement des motifs sculptés, la vigueur des reliefs, la somptuosité des ornements en bronze doré, la beauté des cuirs et des tissus. Elles témoignent du rayonnement des arts décoratifs français au XVIIIe siècle et de l’attrait qu’ils ont exercé sur nombre de princes étrangers qui achetaient à Paris mobilier, argenterie et voitures. (photo 1)
Les voitures françaises du XIXe siècle sont peu nombreuses à Vila Viçosa. La plus ancienne est le grand coupé de gala des ducs de Cadaval construit à Paris vers 1815-1820 par le carrossier Tremblay. Le train gris et or, à ressorts en C, porte une caisse bleu de nuit constellée de minuscules perles d’or dessinant un réseau vermiculé dense et sinueux. Ce décor peint, unique dans la carrosserie, atteste le talent de son auteur, tout comme sa seule autre œuvre connue, l’exquise calèche d’enfant réalisée en 1811-1812 pour le fils de Napoléon 1er, le petit Roi de Rome, conservée à Vienne au Palais de Schönbrunn.
La deuxième moitié du siècle est représentée par deux voitures Binder, un rare coupé Clarence et une wagonnette-tonneau, et par quatre voitures Mühlbacher : deux calèches nacelles à huit ressorts (photo 2) et deux landaus à simple suspension.

Voitures anglaises
À Vila Viçosa, si le XVIIIe siècle est français, le XIXe est anglais. La maison royale portugaise se fournit principalement à Londres, comme en témoigne un luxueux ensemble de voitures.
Cinq coupés de gala, à ressorts en C ou à huit ressorts et siège à housse, dus aux carrossiers Baxter & Pearce, se signalent par leur splendide peinture jaune bouton d’or. (photo 3)
Rivalisent avec eux trois grands landaus de gala à caisse bateau, montée sur ressorts en C, siège à housse, garniture intérieure en soie et laine écarlates, construits par Houlditch, et Baxter & Pearce. (photo 4)
Toutes ces voitures portent les grandes armes royales peintes sur les panneaux de portières ; leurs panneaux de custodes ou le cuir de leurs capotes sont ornés de jarretières armoriées en bronze doré.
Anglais également le beau coupé de galadu marquis de Valada, à ressorts en C, housse bleue et accessoires argentés : poignées de portières, poignées de montoir, faux compas de capote décoratifs.
Anglais encore le très somptueux coupé de gala du comte das Galveias, construit par le carrossier Thrupp vers 1820-25, avec une garniture intérieure extrêmement riche en drap vert amende, à empiècements matelassés recouverts de soie ivoire plissée et à larges galons blancs, brodés de fleurs rose vif se détachant sur un feuillage vert intense, l’ensemble contrastant avec des rideaux rouges en taffetas de soie.
Autres chefs-d’œuvre de la firme Thrupp & C°, deux chars-à-bancs de chasse et de promenade, les plus beaux conservés en Europe, ayant appartenu à la reine Doña Maria II, puis au roi Don Carlos. Construits en 1850, ils présentent une qualité de fabrication et de finition rare pour ce type de voitures : décor sculpté sur les panneaux de caisse, décor ciselé des lanternes et des supports de baldaquins, ingénieux marchepieds à tiroir rétractables dans le plancher, troisième siège mobile pour donner accès au quatrième. (photo 5)

Voitures portugaises
Sans pouvoir concurrencer les productions françaises et anglaises, la carrosserie portugaise est cependant bien présente à Vila Viçosa.
Quelques pièces illustrent le XVIIIe siècle. La plus ancienne, construite vers 1750 et qui a appartenu au premier évêque de Bragance, est une remarquable petite berline-coupée dont la caisse paraît minuscule en proportion de roues arrière immenses. (photo 6)
Les deux berlines de gala des archevêques d’Evora et des évêques de Coïmbra, la première à fond d’or, l’autre rouge foncé, sont représentatives du style de transition propre aux années 1770, période où elles ont été réalisées.
De la fin du siècle date une imposante berline-dormeuse, utilisée au début du XIXe par le roi Don Joao VI ; les deux tuyaux d’aisance dont elle est équipée lui conféraient sans doute un confort particulier.
Quelques voitures fabriquées à Lisbonne livrent les noms de carrossiers actifs dans la capitale portugaise : deux petits coupés carrés et un dog-cart à quatre roues de la maison Hansen ; un milord rond à ressorts arrière en C, signé J.N. Amaro ; un landau rond à simple suspension de F.J. Oliveira ; une calèche nacelle à simple suspension d’Anastacio Fernandes ; une wagonnette de F. Teixeira ; un coupé carré à coins ronds de Gomes.
De cette production portugaise, la pièce la plus intéressante est une curieuse berline, œuvre du carrossierGomes. Aux armes royales et au chiffre du roi Don Pedro V (1853-1861), elle se distingue par des éléments inaccoutumés : une caisse éclairée toutes faces par onze baies de forme ogivale dans le goût romantique de l’époque ; un siège de cocher ceint d’une galerie portée par des balustres filiformes et mouvementés ; une frise de ceinture unique et totalement originale, constituée de petits panneaux recouverts de bandes de taffetas de soie rouge, plissées, protégées par des glaces au format des panneaux. (photo 7)

Une incomparable palette de couleurs
Grâce à leurs peintures, toutes d’origine, les voitures de Vila Viçosa permettent de mesurer la variété des couleurs tour à tour en vogue dans la carrosserie européenne avant que ne sévisse dans la deuxième moitié du XIXe siècle la monotone et sombre uniformité de la mode anglaise.
Toutes sont magnifiques : bois dorés et fonds d’or des carrosses et berlines d’apparat du XVIIIe siècle ; vert amande, velouté et sensuel, d’une berline rocaille ; vert céladon, dur et froid, d’une chaise de poste et d’un grand coupé, néo-classiques ; vert impérial de l’énorme berline-dormeuse du roi Don Joao VI ; jaune intense des coupés de gala de la Maison royale portugaise ; rouge sang de la berline de ville des Patriarches de Lisbonne ; rouge foncé de la berline française de Doña Maria 1ère, reine du Portugal et de celle des évêques de Coïmbra ; bleu de nuit, profond, du coupé des ducs de Cadaval, étincelant de myriades de perles d’or.
Valorisant ces couleurs de fonds, une gamme très riche de rechampis constitue un répertoire à valeur de référence tant pour l’organisation et la répartition des filets et des bandes, que pour le choix des teintes : subtils tons sur tons, ou noir de jais tranchant sur des jaunes ou des rouges éclatants.… Une magistrale démonstration de l’art de la peinture d’équipages !
Légendes des Illustrations :
- Berline d’apparat en bois doré, Paris, première moitié du XVIIIe siècle
- Calèche huit ressorts de la maison royale portugaise, puis de la Présidence de la République, par Mühlbacher à Paris
- Coupé de gala de la maison royale portugaise, par Baxter & Pearce à Londres, 1er quart du XIXe siècle
- Grand landau de gala du roi Don Pedro V (1853-1861), par Baxter & Pearce à Londres
- Char-à-bancs de chasse et de promenade de la reine Doña Maria II, par Thrupp & C° à Londres, 1850
- Petite berline-coupée du premier évêque de Bragance, Portugal, vers 1750
- Berline « romantique » du roi Don Pedro V (1853-1861), par Gomes à Lisbonne
